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Deux ans après sa première étude sur la dimension religieuse de la guerre d’Algérie, Roger Vétillard revient sur ce sujet délicat, longtemps caché, négligé ou même ignoré par les historiens. Grâce aux précieux retours de ses collègues et ses lecteurs et à la suite de ses recherches encore plus approfondies, il est en mesure de nous présenter une nouvelle étude encore plus vaste et pertinente, où il a mis à jour et amplement enrichi les résultats déjà existants de nouveaux aspects, témoignages, références et précisions tout en recourant à des documents inédits. Le bilan est resté le même : à l'image des révoltes précédentes, la guerre d'Algérie a souvent revêtu le caractère d'un véritable djihad. Roger Vétillard analyse les identités et les stratégies respectives des principaux acteurs qui ont su à la fois imposer et cacher leur vision arabo-islamique de la future Algérie algérienne – tout en marginalisant, éliminant ou expulsant tous ceux qui s'y opposaient. Et surtout, il décrit le rôle important des oulémas dans la préparation du soulèvement ainsi que leur influence dans les rangs du F.L.N. durant le conflit tout comme dans le centre du pouvoir de la nouvelle Algérie musulmane.
Synthèse sur la dimension religieuse de la Guerre d'Algérie
Résumé Exécutif
Ce document de synthèse analyse la dimension religieuse de la Guerre d'Algérie, un aspect fondamental mais souvent sous-estimé par de nombreux historiens. Il ressort que le conflit n'était pas uniquement une guerre d'indépendance, mais également une lutte idéologique où l'Islam, dans son interprétation salafiste, a été utilisé comme le principal outil de mobilisation et de légitimation par le FLN.
Les points clés sont les suivants :
• La Centralité de l'Islam : L'Islam a constitué le "seul ciment fédérateur" des différentes tribus et ethnies contre la présence française. Le recours à la religion fut "l'arme fatale" qui a unifié les Algériens.
• Le Conflit entre Oulémas et Confréries : La France a longtemps interagi avec un Islam traditionnel des confréries (malikite), qui intégrait des coutumes pré-islamiques. L'arrivée de l'Association des Oulémas Musulmans Algériens en 1931, d'obédience salafiste et liée aux Frères Musulmans, a radicalement changé la donne. Ces derniers ont combattu "l'islam des Français" et ont été les véritables architectes idéologiques de la révolte.
• L'Influence des Oulémas : Par un "combat métapolitique" axé sur l'éducation (création de medersas) et la religion (construction de mosquées), les Oulémas ont diffusé un sentiment anti-français et ont préparé le terrain pour l'insurrection. Ils ont rejoint officiellement le FLN en 1957, devenant ses "directeurs de conscience".
• L'Islamisation des Mouvements Nationalistes : De l'Étoile Nord-Africaine au FLN, les mouvements indépendantistes ont progressivement intégré une forte composante islamique, exigeant souvent un serment sur le Coran. 18 des 22 fondateurs du FLN étaient issus du courant "arabo-islamiste".
• L'Héritage Post-Indépendance : En 1962, un compromis tacite a attribué à l'armée le pouvoir politique et économique, tandis que les Oulémas prenaient le contrôle de l'enseignement et des affaires religieuses. Cette division a entraîné une islamisation progressive de la société algérienne, dont les conséquences se sont manifestées jusque dans la "décennie noire" des années 1990.
Analyse Détaillée
1. La Nature Multiforme de la Guerre d'Algérie
La Guerre d'Algérie (1954-1962) fut un conflit complexe aux multiples facettes. Elle ne peut être réduite à une simple guerre d'indépendance. Selon les sources analysées, elle fut simultanément :
• Une guerre d'indépendance contre la domination française.
• Une guerre ethnique, comme le souligne l'historien Mohamed Harbi.
• Un épisode de la décolonisation mondiale.
• Une guerre civile extrêmement violente, souvent oubliée :
◦ FLN contre MNA : A provoqué 4 300 morts en France et au moins 6 000 morts parmi les partisans de Messali Hadj en Algérie (dont 348 lors du massacre de Melouza).
◦ OAS contre FLN.
◦ Indépendantistes contre musulmans francophiles : L'épisode de la "Nuit rouge de la Soummam" a vu le massacre d'une région entière (entre 500 et 900 morts, incluant femmes et enfants) dirigée par le sénateur Abba, qui avait organisé une harka pro-française.
• Une guerre marquée par le terrorisme : 4 200 Pieds-Noirs ont été officiellement tués, dont 40 % après les accords d'Évian.
• Un conflit de dimension internationale : Le FLN a reçu le soutien du bloc de l'Est, des pays arabes et des pays non-alignés.
• Une guerre avec des luttes intestines : L'assassinat d'Abane Ramdane, chef du FLN en Algérie, au Maroc (attribué à Boussouf) illustre les tensions internes au mouvement.
2. La Composante Religieuse : Un Aspect Central et Méconnu
Au-delà de ces aspects, le conflit possédait une composante religieuse fondamentale, avec l'Islam comme principal outil du FLN et de l'ALN. De nombreux historiens (Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault) n'ont pas suffisamment approfondi ce sujet, à l'exception de figures comme Mohamed Harbi, Gilbert Meynier et, dans une moindre mesure, Guy Pervillé.
Les intellectuels algériens confirment cette centralité :
• Chems-Eddine Chitour (universitaire et ancien ministre) affirme dans son livre de 2004 que "l'islam constituait en Algérie française le seul ciment fédérateur" contre les tentatives de "dépersonnalisation". Le recours à la religion a été "l'arme fatale qui a fédéré tous les Algériens" pour "bouter l'occupant hors de l'Algérie".
• Ahmed Djebbar (universitaire franco-algérien et ancien ministre) soutient qu'avant 1830, "la religion occultait tout précepte national", reconnaissant ainsi l'inexistence de la nation algérienne. Il estime que les Français sont arrivés "comme des éléphants dans un magasin de porcelaine", ne comprenant pas les implications sociales de l'Islam.
3. Oulémas contre Confréries : Deux Visions de l'Islam en Algérie
L'erreur fondamentale de l'administration française fut de ne pas distinguer les deux principaux courants de l'Islam présents en Algérie.
Les Confréries Traditionnelles (Rite Malikite)
Lorsque la France arrive en 1830, elle rencontre un Islam structuré autour de confréries (Rahmaniyya, Qadiriyya, Soufis, etc.). Celles-ci se caractérisaient par :
• Une structure hiérarchique dirigée par un cheikh.
• L'intégration de coutumes pré-islamiques (païennes), notamment le culte des saints et les pèlerinages vers les marabouts.
• Une application moins rigoureuse des cinq piliers de l'Islam.
Après des révoltes initiales (Abdelkader, Mokrani), des liens se sont établis entre ces confréries et l'administration française, notamment via les Bureaux Arabes. Au début du XXe siècle, l'opposition frontale avait largement cessé. Pendant la Première Guerre mondiale, plusieurs confréries ont même appelé à l'enrôlement dans l'armée française.
L'Association des Oulémas Musulmans Algériens (AOMA)
Fondée en 1931 sous l'impulsion d'Abdelhamid Ben Badis, cette association a introduit une rupture idéologique majeure.
• Idéologie : Salafiste et Wahhabite, dans la mouvance des Frères Musulmans égyptiens (créés en 1928). Leur but était un retour à l'Islam des origines, celui du Prophète et de ses compagnons (Salaf).
• Action : Ils ont mené un "combat métapolitique" en créant des medersas (écoles coraniques), des mosquées et des centres islamiques pour diffuser leur idéologie et un sentiment anti-français. L'exemple de Chevreuil (près de Sétif) est frappant : entre 1940 et 1945, le nombre d'élèves musulmans à l'école laïque est passé de 80 à 0, tandis que l'école coranique en accueillait 120.
• Perception par la France : L'administration a d'abord vu favorablement leur création, pensant à tort qu'ils diviseraient les musulmans et affaibliraient l'Étoile Nord-Africaine, jugée sous influence communiste. Deux ans plus tard, le gouvernement général a reconnu son erreur et a ordonné leur surveillance.
Les Oulémas considéraient l'Islam des confréries comme "l'islam des Français" et ont procédé à leur élimination physique et idéologique pendant la Guerre d'Algérie.
4. Le Rôle des Oulémas dans le Conflit
• Abdelhamid Ben Badis : Premier président de l'AOMA, il est une figure majeure de l'histoire algérienne. Le jour de sa mort (16 avril 1940, d'un cancer du larynx) est devenu en Algérie "le jour de la science". La propagande allemande a fait courir le bruit qu'il avait été assassiné par l'armée française.
• Bachir El Ibrahimi : Successeur de Ben Badis, il a salué le déclenchement de l'insurrection le 15 novembre 1954.
• Adhésion au FLN : L'association a officiellement rejoint le FLN en janvier 1957. Ce délai de plus de deux ans a permis de séparer administrativement les biens des Oulémas (mosquées, medersas) de l'association elle-même, afin qu'ils puissent continuer à fonctionner après l'interdiction de l'AOMA par les autorités françaises.
• "Entrisme" et Influence : Les Oulémas ont infiltré toutes les instances du FLN et de l'ALN. La majorité des représentants du FLN dans les pays arabes étaient des Oulémas. Selon Guy Pervillé, ils étaient "les directeurs de conscience du FLN".
5. Les Mouvements Indépendantistes et l'Islam
La dimension religieuse s'est affirmée progressivement au sein des mouvements nationalistes.
Mouvement
Année de Création
Relation à l'Islam
Étoile Nord-Africaine (ENA)
1926
Fondée par un communiste, elle est rapidement dirigée par Messali Hadj. En 1935, après sa rencontre à Genève avec l'émir druze Chekib Arslan (lié aux Frères Musulmans), Messali Hadj intègre l'Islam comme un élément central de sa lutte.
Parti du Peuple Algérien (PPA)
1937
Créé par Messali Hadj. Pour devenir membre, il fallait prêter serment sur le Coran.
Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD)
1946
Successeur du PPA, il maintient le serment sur le Coran.
Front de Libération Nationale (FLN)
1954
Créé par une scission du MTLD. Sur les 22 membres fondateurs du CRUA, 18 appartenaient au courant "arabo-islamiste" (terme de Gilbert Meynier), influencé par les Oulémas.
6. Le Soutien Islamique International : Le cas de la Jamaat-e-Islami
Le financement et le soutien logistique de la lutte ont été assurés en partie par des organisations islamiques internationales, notamment la Jamaat-e-Islami.
• Origine : Société créée en 1941 au futur Pakistan par Maududi. Fonctionnant de manière secrète et philanthropique, elle était réservée aux musulmans, quelle que soit leur origine.
• Rôle financier : Maududi a contourné l'interdiction de l'intérêt (riba) en le redéfinissant comme des "frais de gestion de dossiers". Les bénéfices générés étaient destinés à financer le jihad.
• Soutien au FLN : L'organisation a fourni des aides financières, des armes, des médicaments et a facilité les relations diplomatiques avec les pays arabes.
• L'intermédiaire clé : Mohamed Khider Fergani.
◦ Né près de Constantine, élève de Ben Badis en 1913.
◦ Homme d'affaires très riche (grand hôtel à Madrid, 3000 hectares au Maroc).
◦ Représentant de l'Algérie au sein de la Jamaat-e-Islami.
◦ Il a financé l'association des Oulémas (mosquées, bourses d'étudiants) et a reçu tous les dirigeants du FLN dans sa propriété au Maroc, où il a aussi permis la création de fabriques d'armes.
7. Héritage Post-Indépendance : L'Islamisation de la Société
À l'indépendance en 1962, un compromis tacite a été scellé entre l'armée et les Oulémas :
• À l'armée : La défense, les affaires étrangères et le budget (source de l'enrichissement de l'élite dirigeante).
• Aux Oulémas : Les affaires religieuses, les biens religieux (habous) et surtout l'enseignement.
Ce partage a entraîné une islamisation progressive de la société algérienne, qui a culminé dans les années 1990 avec la montée en puissance du Front Islamique du Salut (FIS). Le refus de l'armée de laisser le FIS accéder au pouvoir a déclenché la "décennie noire", une guerre civile qui a fait entre 100 000 et 120 000 morts. Des témoins décrivent cette période comme "dix fois la guerre d'Algérie".
L'actuel président, Abdelmadjid Tebboune, incarne une synthèse de ces deux pôles du pouvoir : il est fils d'un Oulema et est marié à la fille d'un général.